Raymond Aron sur l’entrée à l’Université

Je donne cette fois la parole à cette grande figure de la sociologie que fut Raymond Aron. Dans ses Mémoires (Julliard, 1983), il s’exprime sur la question de la sélection à l’entrée de l’université, qui fait aujourd’hui l’actualité alors que d’aucuns voient dans l’orientation qui va s’expérimenter en 2007 une forme de sélection qui ne dit pas son nom (le ministre délégué à l’Enseignement supérieur, François Goulard, a annoncé lundi 4 décembre 2006, que la moitié des universités hexagonales s’étaient portées volontaires pour expérimenter le nouveau dispositif d’inscription anticipée dès février). Le plus frappant est de constater que, près d’un quart de siècle plus tard, le tableau reste valable. On ne saurait mieux souligner la nécessité de réfléchir à la mission de l’université et à l’orientation des étudiants qui y entrent.

Ma critique de l’agrégation, au début des années 60, portait avant tout sur la déviation de l’enseignement supérieur qui en résultait. Les facultés des lettres se donnaient pour tâche principale de former les enseignants du second degré et non pas des chercheurs. Subsidiairement, la distinction des diplômes, agrégation, CAPES, licence, créait à l’intérieur des établissements un corps professoral hétérogène, obligations et rétributions étant déterminées non par les mérites actuels, mais par les examens ou concours passés avant d’entrer dans la carrière.

Qu’en est-il aujourd’hui? Les agrégations subsistent, peu modifiées autant que j’en puisse juger. Peut-être n’exercent-elles plus la même influence tyrannique en raison de la multiplicité des UER, groupes relativement étroits, tentés par les initiatives, moins prisonniers que jadis des programmes et des concours, mais elles appellent les mêmes réserves : ce sont des concours ne portant ni sur la capacité scientifique, ni sur la capacité pédagogique. En raison de la disproportion entre le nombre des candidats et celui des élus, l’agrégation se ramène à un mode de sélection, ni meilleur ni pire qu’un autre. En revanche, le refus de la sélection à l’entrée des facultés développe ses conséquences logiques et prévisibles. Avec beaucoup d’autres, je dénonçai l’équivoque du baccalauréat, à la fois certificat de fin d’études secondaires et premier grade de l’Université. Progressivement, au cours de mes années à la Sorbonne, le baccalauréat, plusieurs fois révisé, se rapprocha du simple certificat de fin d’études secondaires sans perdre pour autant la valeur d’un premier grade de l’Université ; en d’autres termes, tout bachelier garde le droit d’accéder à l’enseignement supérieur. Mais, curieuse conséquence du système, tous les établissements d’enseignement supérieur, à l’exception des facultés, imposèrent une sélection à l’entrée. Qu’il s’agisse d’une école commerciale ou de l’Institut d’Études politiques, le bachelier quelconque n’y entre pas sans un autre titre ou sans examen. Même les IUT, enseignement supérieur court, en deux années, font un choix entre les candidats et ouvrent la voie des carrières. Seules les facultés des lettres ou de droit font exception : à défaut de mieux, elles abritent des milliers de jeunes sans emploi.

Cet aboutissement du refus de la sélection, chacun pouvait l’annoncer et, personnellement, je plaidai en faveur de la « sélection », ce mot tabou qui désignait seulement le refus de l’accès libre des bacheliers aux facultés, en fait essentiellement aux facultés de lettres et, à un moindre degré, aux facultés de droit et de science économique (divisées depuis 1969 en une pluralité d’UER). Parmi les centaines de milliers d’étudiants inscrits selon les statistiques, combien tentent leur chance ou bénéficient des avantages accordés aux étudiants, sans projet défini, sans même toujours la volonté d’aller jusqu’au bout de leurs études ?

A l’origine, quand ce procès commença, j’étais indigné par l’irrationalité du régime, le gaspillage de ressources rares consacrées à des pseudo-étudiants, qui ne décrochent aucun diplôme et ne tirent guère de profit de cet essai hésitant. Je n’ai pas changé d’opinion, mais je me sens porté à plus d’indulgence. Bien sûr, maintenir un encadrement proportionné au nombre de ces demi-étudiants, n’est-ce pas réduire indirectement les fonds d’État à la disposition du véritable enseignement supérieur ou de l’authentique recherche ? Déjà, au début de ma présence à la Sorbonne, tous les professeurs observaient une baisse du nombre des auditeurs, de 20 à 25 % dans les cas les plus favorables, entre le début et la fin de l’année. Les étudiants ne disparaissaient pas seulement de la vue des professeurs, ils ne se manifestaient plus au cours ou aux travaux dirigés, ils ne s’inscrivaient pas aux examens de fin d’année. Les enquêtes sociologiques ne retrovent pas toujours la trace de ces « déserteurs ».

Entre 1955 et 1968, j’assistai, dans un poste abrité, à la transformation de la vieille Sorbonne. Les thèses d’Université furent supprimées, les thèses de IIIe cycle introduites. Un seul assistant m’aidait en 1955 ; une dizaine s’occupaient des étudiants dix ans plus tard. Le gonflement des effectifs, aussi bien d’enseignés que d’enseignants, s’observait d’année en année. L’amphithéâtre Descartes était plein quand je donnais mon cours ; je m’adressais à des centaines d’auditeurs que je ne connaissais pas. Si je pris la décision, à la fin de l’année 1967, de quitter la Sorbonne et de devenir directeur d’études non cumulant à la VIe section de l’École pratique des Hautes Études, c’est que j’avais le sentiment que le bâtiment craquait, que nous étions paralysés, stérilisés par un régime à bout de souffle.

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