« Les poings desserrés »

J’ai enfin pu voir le film de Kira Kovalenko, Разжимая кулаки, ce que j’attendais depuis l’annonce de sa sortie prochaine, il y a plus d’un an. Le film, sous le titre français Les poings desserrés a, comme on le sait, remporté le premier prix à Cannes en juillet dernier dans la catégorie « Un certain regard ».

De nombreux articles ont déjà été écrits à propos de ce film, à l’occasion de sa sortie et du prix remporté à Cannes, puis après sa sortie en salles. Si j’attendais depuis longtemps de pouvoir le voir, c’est parce que j’avais déjà apprécié le premier long métrage de la jeune réalisatrice, sorti en 2016 : Sofitchka (Софичка, un des diminutifs possibles de Sophia, «Sophie»), adaptation de la nouvelle du même nom de l’écrivain russophone d’origine abkhaze, Fazil Iskander. Comme j’ai apprécié les autres films que j’ai pu voir, réalisés par d’autres élèves de l’atelier de cinéma, ouvert à Naltchik, en république de Kabardino-Balkarie, par le réalisateur Alexandre Sokourov: Tesnota, une vie à l’étroit (Теснота) et Une grande fille (Дылда), de Kantemir Balagov, Les rivières profondes (Глубокие реки) de Vladimir Bitokov et Une jeunesse russe (Мальчик русский) d’Alexandre Zolotoukhine. Continuer la lecture

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Présentiel

Je reproduis ci-dessous, en le développant légèrement, un commentaire que j’ai posté sur l’excellent blog Gaïa Universitas :

À entendre et voir fonctionner (surtout) nombre de mes collègues, j’en retire l’impression que pour la plus grande partie d’entre eux, l’essence même de l’université, c’est le trio cours en amphi (bondés) – bachotage – examen terminal (dans les mêmes amphis, forcément bondés)1. J’en viens à me demander à quoi sert une telle concentration de bac + 8 minimum si c’est pour être incapable d’inventer autre chose que ce modèle qui date de plusieurs décennies (voir déjà ce qu’écrivait Raymond Aron à ce sujet en… juillet 1968). La crise sanitaire, qui nous a obligés à improviser dans l’urgence quelques solutions « distancielles », aurait dû être mise à profit pour concevoir l’université de demain, qui à mon avis sera nécessairement hybride. Mais il n’en a rien été, à quelques rares exceptions près. Depuis septembre dernier, le seul mot d’ordre, pour les enseignements comme pour les réunions, c’est « présentiel, présentiel, présentiel, présentiel ! ». Un minimum d’observation permet pourtant de constater qu’il est possible d’être physiquement « présent » (dans un amphi par exemple) tout en étant socialement et mentalement « distant » : parce qu’il existe une distance sociale entre profs et étudiants, ou parce que le cours est soporifique, ou encore que le wifi invite à la distraction en permettant de se connecter à Netflix – chez nous ce n’est plus possible car la DSI avait repéré que ça occupait 15 % de la bande passante et en a bloqué l’accès via le wifi du campus en septembre 2020 (clic), mais c’est bien la preuve que ça servait aussi à cela. Mais j’ai aussi des témoignages crédibles, datant d’avant la crise sanitaire, au sujet d’étudiants de STAPS matant du porno pendant les cours (la collègue qui me rapportait cette histoire avait quand même exigé qu’ils coupent le son) ou d’étudiants en histoire jouant entre eux à des jeux en ligne, en TD, pendant que leurs camarades ânonnaient leurs exposés… Continuer la lecture

  1. C’est vrai aussi des journalistes généralistes qui illustrent très souvent leurs articles sur l’université par une photographie représentant un amphi bondé. []
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Tchernobyl par la preuve

Je viens de terminer la lecture de livre de Kate Brown, Tchernobyl par la preuve. Vivre avec le désastre et après (Actes Sud, 2021 – traduction de Manual for Survival. A Chernobyl Guide to the Future, 2019). Le livre repose sur des années d’enquête de terrain en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, ainsi que sur le dépouillement de très nombreuses archives aussi bien nationales que locales dans ces trois pays (Archives nationales de la sécurité de l’Ukraine, qui conservent celles du KGB de l’ex-république soviétique d’Ukraine ; Archives d’État de l’économie de la Fédération de Russie ; Archives nationales de la république de Biélorussie ; archives des régions – oblasti – de Tchernihiv, Jytomir, Gomel, Moguilev…). La table des archives consultés comporte une trentaine de lignes. Elle précède la liste des entretiens réalisés qui contient une cinquantaine de noms, dont ceux des nombreux scientifiques que la série Chernobyl de Craig Mazin a représentés à travers le personnage fictif d’Oulana Khomiouk : Youri Bandajevski, Valentina Drozd, Natalia Lozytska, Alekseï Nesterenko… Personne, avant Kate Brown, n’avait fait un tel travail et son livre est désormais une référence incontournable pour quiconque s’intéresse à l’explosion du réacteur n° 4 de la centrale de Tchernobyl et à ses conséquences à long terme pour les habitants des régions les plus contaminées par les radiations et au-delà. Il serait difficile de résumer le livre, mais on peut en retenir quelques éléments. Continuer la lecture

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За тех, кто в море! (À ceux qui sont en mer !)

За тех, кто в море ! (À ceux qui sont en mer !) est une formule de toast traditionnelle en russe, appelant à lever son verre en l’honneur des marins. Un article du blog Marin d’Ukraine (Моряк Украины) sur Livejournal nous apprend que ce toast aurait été prononcé pour la première fois par le général-amiral Fiodor Golovine.

Mais si j’en parle ici c’est parce que j’ai repensé à cette formule de toast en retrouvant dans le reportage dessiné de Raynal Pellicer et Titwane (Éditions de la Martinière, 2021), tiré d’une immersion de 18 jours à bord du porte-avions Charles de Gaulle, mention de la formule encore plus connue, attribuée tantôt à Platon tantôt à Aristote, et que j’avais un peu oubliée : « il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer » (en russe : „Есть три вида людей: живые, мертвые и те, кто плавают по морям“). Raynal Pellicer (p. 108) précise que la formule est probablement apocryphe et que sa paternité « devrait plutôt être attribuée à Anacharsis ». Il ne donne pas de référence bibliographique, mais on peut trouver des précisions à ce sujet dans cet article de Jean-Marie Kowalski, historien de l’antiquité et responsable depuis 2007 du département sciences humaines de l’École navale (voir ici). La formule, selon Jean-Marie Kowalski, tire en quelque sorte la conclusion de la réponse d’Anarchasis, ce sage originaire de Scythie, rapportée par Diogène Laërce dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, à quelqu’un qui lui demandait si les vivants étaient plus nombreux que les morts : « Mais d’abord, ceux qui sont sur mer, dans quelle catégorie les rangez-vous ? »

L’anecdote, très exactement, figure au livre I (§ 104), de l’ouvrage de Diogène Laërce :

Ἐρωτηθεὶς πότεροι πλείους εἰσίν, οἱ ζῶντες ἢ οἱ νεκροί, ἔφη, « Τοὺς οὖν πλέοντας ποῦ τίθης; »

(Interrogé < au sujet de > lesquels sont les plus nombreux, les vivants ou les morts, il dit : « Ceux qui naviguent, où donc les places-tu ? »)

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Le prénom Fañch et l’état civil, un peu de sociologie

Saisi par quelques députés qui contestaient l’article 6 de la loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite loi Molac, votée par l’Assemblée nationale le 8 avril dernier, le Conseil constitutionnel a donc rendu son verdict : le sixième alinéa de l’article L. 442-5-1 du code de l’éducation, créé par cet article 6 est reconnu conforme à la Constitution. Mais le Conseil, de son propre chef, s’est aussi penché sur les articles 4 et 9 de la même loi qui ont tous les deux été déclarés contraire à la constitution, en ce qu’ils en méconnaîtraient l’article 2 (premier alinéa : « la langue de la République est le français »):

  • l’article 4 « en prévoyant que l’enseignement d’une langue régionale peut prendre la forme d’un enseignement immersif »
  • et l’article 9 « en prévoyant que des mentions des actes de l’état civil peuvent être rédigées avec des signes diacritiques autres que ceux employés pour l’écriture de la langue française », ce qui reviendrait à reconnaître « aux particuliers un droit à l’usage d’une langue autre que le français dans leurs relations avec les administrations et les services publics ».

Bref, l’enseignement immersif tel qu’il est pratiqué en Bretagne depuis 1977 par les écoles Diwan ainsi que l’usage administratif de signes diacritiques « autres que ceux employés pour l’écriture de la langue française » sont déclarés inconstitutionnels. La décision fait les gros titres de la presse quotidienne régionale du samedi 22 mai : « Enseignement des langues régionales : le débat est relancé », déclare Ouest-France « La langue bretonne accuse le coup », ajoute Le Télégramme.

Je ne souhaite pas dans ce billet traiter de l’aspect directement politique de cette affaire, qui s’invite dans la campagne pour les élections régionales (le député Paul Molac, porteur de la loi dont le Conseil constitutionnel vient d’invalider deux articles, figure sur la liste « La Bretagne avec Loïg » du président socialiste sortant de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard). Mais c’est en sociologue un peu frotté de linguistique, que je souhaite apporter quelques réflexions en partant de la question des signes diacritiques « autres que ceux employés pour l’écriture de la langue française » et de l’exemple que tout le monde a en tête en Bretagne et qui motivait très largement l’article 9 de la loi précitée. Continuer la lecture

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