Variété dialectale et traduction

Dans un billet de novembre dernier, j’ai abordé la question de la traduction des dialectes régionaux, en m’inspirant de ce qu’en dit Michael Herrmann dans son livre Métaphraste ou De la traduction (Bern, Peter Lang, 2020). La lecture de la traduction française par Antoine Vitez du roman de Mikhaïl Cholokov, Le Don paisible (Presses de la Cité, Omnibus, 1991) permet de revenir sur ce sujet. On sait que Cholokhov (je laisse de côté la controverse, qui n’est pas close, au sujet du véritable auteur du roman) a largement utilisé, dans les dialogues, le dialecte des cosaques du Don. Quoi de plus normal que d’entendre des cosaques parler dans la langue qui est la leur ? Les lecteurs russophones, surtout s’ils connaissent cette langue, s’y retrouvent facilement et peuvent en tirer un plaisir de lecture supplémentaire. Mais comment rendre compte en français de cette variation dialectale ? Continuer la lecture

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Les forêts (et les loups) ne font pas que « penser »

J’ai montré ailleurs, en français et en anglais, comment Jakob von Uexküll, dans sa tentative, inspirée entre autres par sa lecture d’Emmanuel Kant, de reconstituer les mondes (Umwelten) animaux tendait au cognocentrisme dans le cadre d’une « théorie de la signification » (Bedeutungslehre). Cette tendance cognocentrique, écrivais-je aussi, a encore été accrue chez ceux de ses héritiers (dont son propre fils, Thure von Uexküll) qui se sont attachés à développer une « biosémiotique ». Et je tentais de montrer qu’il y a pourtant chez von Uexküll des observations qui invitent à sortir de ce cognocentrisme (ou « sémiocentrisme ») pour développer une conception plus complète de la complexité de ces mondes animaux. Tout n’est pas affaire de sémiotique. Seul notre logocentrisme, hérité des Grecs, qui se prolonge en cognocentrisme, amène à le croire. Mais il y a là un obstacle épistémologique, au sens exact que Bachelard donnait à cette expression, qu’il convient de dépasser. Je m’appuyais pour cela sur ce que Jean Gagnepain a appelé les « plans » de la médiation, dont la distinction et l’autonomie est attestée par une approche clinique. Ils invitent à rechercher chez les autres espèces animales les équivalents de ce que l’on peut distinguer chez l’humain: une gnosie bien sûr, mais aussi une praxie, une somasie et une boulie1. Je renvoie à mes deux articles donnés en lien ci-dessus pour plus d’explications sur ces distinctions (sur la question de la somasie, voir aussi cet article ou indirectement cette note de lecture, et sur celle de la gnosie notre article sur anthropologie clinique et langage animal). Continuer la lecture

  1. Je partage l’idée que cohabiter autrement avec les autres espèces suppose de s’appuyer sur ce que nous avons en commun avec elles. Mais ce que nous avons en commun n’est pas seulement de l’ordre du sêma – étymologie de toutes les « sémiologies » et autres « sémiotiques » – , il est aussi de l’ordre de l’action (praxis), de l’ordre du corps (soma) et de ses relations à un milieu, de l’ordre du vouloir (boulê), trois dimensions irréductibles à la première. []
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À propos de l’esthétique de la terre d’Aldo Leopold : cosmologies et axiologie

À lire dans Tétralogiques en français ou en anglais, un nouvel article dont voici les résumés :

Dans l’Almanach d’un comté des sables, le forestier et écologue Aldo Leopold a posé les bases d’une éthique de la terre indissociable d’une esthétique. L’article s’appuie sur l’exégèse de Leopold par John Baird Callicott pour préciser ce qui fait la nouveauté de cette esthétique de la terre par rapport à l’esthétique du pittoresque que les Occidentaux ont héritée du XVIIe siècle. Il en profite pour appliquer l’argumentation de Callicott au cas de la Bretagne. Il se poursuit par une discussion de l’esthétique de Leopold elle-même. Après avoir relevé que cette esthétique peut sembler très élitiste, il tempère en soulignant que le changement de regard préconisé par Leopold est potentiellement accessible à tous, même s’il reste rare en raison de conditionnements sociaux. Il termine en montrant que l’importance accordée par Leopold aux schèmes conceptuels autant qu’à l’expérience sensorielle est cohérente avec ce que nous apprend la glossologie de la façon dont fonctionne la représentation. Mais il souligne surtout la dimension proprement axiologique de l’esthétique et de l’éthique de Leopold, fondées sur ce que ce dernier appelait une limitation volontaire.

In A Sand County Almanac, forester and ecologist Aldo Leopold laid the foundation for a land ethic that is inseparable from an aesthetic. This article draws on John Baird Callicott’s exegesis of Leopold to clarify what is new about this aesthetic of the land as opposed to the aesthetic of the picturesque that Westerners inherited from the 17th century. It takes the opportunity to apply Callicott’s argument to the case of Brittany. It continues with a discussion of Leopold’s aesthetic itself. After noting that this aesthetic may seem very elitist, it moderates by pointing out that the change of view advocated by Leopold is potentially accessible to all, even if it remains rare because of social conditioning. It ends by showing that the importance given by Leopold to conceptual schemes as much as to sensory experience is coherent with what glossology tells us about the way representation works. It concludes by emphasizing the axiological dimension of Leopold’s aesthetics and ethics, which are based on what Leopold called a voluntary limitation.

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Chevtchenko, Tvardovski et la langue bretonne

Au chapitre sur les langues (russe et ukrainien) de son livre Jamais frères ? (clic), Anna Colin Lebedev explique que la russification constatée en Ukraine soviétique dans les années 1950-1980 peut s’expliquer en bonne partie par le choix des familles elles-mêmes :

« Le russe était la langue de l’État, celle de la carrière prometteuse, la langue de l’universalité contre le repli et le local que pouvait représenter l’ukrainien. […] Alors qu’en 1958 la loi a laissé la possibilité aux parents du choix de la langue d’enseignement de leur enfant, le russe a été souvent préféré, même dans les familles ukrainophones, car il donnait de meilleurs perspectives d’avenir ».

Il y a là une analogie manifeste avec ce qui s’est passé en Bretagne après 1945, quand les parents ont cessé de transmettre la langue bretonne à leurs enfants. Quiconque connaît la littérature sur le sujet (ainsi les travaux de Fañch Broudic, pour ne citer que lui) ne peut qu’être frappé par l’analogie, à tel point que l’on pourrait rendre compte du déclin massif du breton en remplaçant dans la citation ci-dessus les mots «russe», «ukrainien» et «ukrainophones» par les mots «français», «breton» et «brittophones». Comme l’ukrainien en URSS, le breton en France apparaissait comme la langue du local tandis que la maîtrise du français donnait des perspectives d’avenir. L’analogie, pour autant, n’est pas totale et une comparaison approfondie entre les deux situations devrait, bien entendu, tenir compte de nombreuses différences (nombre de locuteurs concernés, contexte politique, etc.). Continuer la lecture

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À propos d’ethnocentrisme et de traduction…

Dans un livre scientifiquement exigeant, Métaphraste ou De la traduction (Bern, Peter Lang, 2020), qui propose une analyse approfondie de cette situation d’interlocution particulière qu’est la traduction1, Michael Herrmann examine entre autres la question, déjà abordée par Georges Mounin, de la traduction des dialectes régionaux. Il reprend deux exemples de choix différents de traduction, déjà donnés par Mounin dans Les belles infidèles (1955). Le premier est celui de la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley par Frédéric Roger-Cornaz pour Gallimard en 1932. Dans une Note du traducteur, ce dernier précise que plusieurs dialogues importants du livre sont écrits en patois du Derbyshire. Mais il n’a pas cherché à les traduire en patois français. La différence dialectale présente dans le livre de D. H. Lawrence, qui donnait une couleur locale à ces dialogues, est donc effacée dans cette traduction française. Roger-Cornaz reconnaît un appauvrissement, mais cet appauvrissement lui semblait moins préjudiciable que la « trahison » qui aurait consisté à traduire ces passages en normand ou en picard. Continuer la lecture

  1. Voir un compte-rendu de lecture ici. []
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