À propos d’ethnocentrisme et de traduction…

Dans un livre scientifiquement exigeant, Métaphraste ou De la traduction (Bern, Peter Lang, 2020), qui propose une analyse approfondie de cette situation d’interlocution particulière qu’est la traduction 1, Michael Herrmann examine entre autres la question, déjà abordée par Georges Mounin, de la traduction des dialectes régionaux. Il reprend deux exemples de choix différents de traduction, déjà donnés par Mounin dans Les belles infidèles (1955). Le premier est celui de la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley par Frédéric Roger-Cornaz pour Gallimard en 1932. Dans une Note du traducteur, ce dernier précise que plusieurs dialogues importants du livre sont écrits en patois du Derbyshire. Mais il n’a pas cherché à les traduire en patois français. La différence dialectale présente dans le livre de D. H. Lawrence, qui donnait une couleur locale à ces dialogues, est donc effacée dans cette traduction française. Roger-Cornaz reconnaît un appauvrissement, mais cet appauvrissement lui semblait moins préjudiciable que la « trahison » qui aurait consisté à traduire ces passages en normand ou en picard. Continuer la lecture

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Le jour du soleil, premier jour de la semaine

L’habitude de souhaiter un « bon week-end », soit une bonne fin de semaine, a fait perdre de vue que le dimanche est pour l’Église au moins, comme il l’était encore pour le Littré (1863), « le premier jour de la semaine ».

Le dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et von Wartburg date du début du 20e siècle (1906) l’adoption par notre langue de l’anglais week-end. Le Trésor de la langue française informatisé renvoie plus particulièrement au livre de Pierre de Coulevain, L’île inconnue, paru cette année-là (que l’on peut lire désormais en version numérisée). Pierre de Coulevain était le nom de plume d’une femme de lettres, Jeanne Philomène Laperche, qui, en publiant sous ce titre son journal écrit outre Manche, visait à démolir quelques-uns des malentendus « entre John Bull et Madame la France » (p. VI). Quelques paragraphes étaient tout particulièrement consacrés au « week-end », dont voici les principaux : Continuer la lecture

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« Les poings desserrés »

J’ai enfin pu voir le film de Kira Kovalenko, Разжимая кулаки, ce que j’attendais depuis l’annonce de sa sortie prochaine, il y a plus d’un an. Le film, sous le titre français Les poings desserrés a, comme on le sait, remporté le premier prix à Cannes en juillet dernier dans la catégorie « Un certain regard ».

De nombreux articles ont déjà été écrits à propos de ce film, à l’occasion de sa sortie et du prix remporté à Cannes, puis après sa sortie en salles. Si j’attendais depuis longtemps de pouvoir le voir, c’est parce que j’avais déjà apprécié le premier long métrage de la jeune réalisatrice, sorti en 2016 : Sofitchka (Софичка, un des diminutifs possibles de Sophia, «Sophie»), adaptation de la nouvelle du même nom de l’écrivain russophone d’origine abkhaze, Fazil Iskander. Comme j’ai apprécié les autres films que j’ai pu voir, réalisés par d’autres élèves de l’atelier de cinéma, ouvert à Naltchik, en république de Kabardino-Balkarie, par le réalisateur Alexandre Sokourov: Tesnota, une vie à l’étroit (Теснота) et Une grande fille (Дылда), de Kantemir Balagov, Les rivières profondes (Глубокие реки) de Vladimir Bitokov et Une jeunesse russe (Мальчик русский) d’Alexandre Zolotoukhine. Continuer la lecture

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Printemps en Bretagne (2)

I’d come home about five A. M. after working all night in a club, gone right to bed and to sleep. Sometime later I heard a sound like motorboats revving up outside. I jumped out of bed and ran to the window. It was seven in the morning and all up and down the block my neighbors were tuning up their power mowers. (Alan King, Anybody Who Owns His Own Home Deserves It, 1962 , cité par Ted Steinberg).

Le printemps en Bretagne, écrivait Chateaubriand, plus doux et plus précoce qu’aux environs de Paris, était annoncé par cinq oiseaux : hirondelle, loriot, coucou, caille et rossignol (voir ici). Mais ça c’était il y a longtemps, avant la Grande Accélération de l’Anthropocène, à partir du milieu du XXe siècle. Car ce qui annonce le plus sûrement le printemps désormais, comme dans n’importe quelle banlieue (suburb) états-unienne, c’est moins l’hirondelle que le redémarrage des tondeuses à gazon, après une pause hivernale de deux à trois mois. On pourrait presque résumer les sept dernières décennies de l’histoire de la Bretagne occidentale en disant que le bruit des tondeuses y a remplacé la musique de la langue bretonne. Ce serait un peu réducteur bien sûr, mais cela contiendrait une part de vrai. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale en effet, la langue bretonne est encore partout présente. Ce n’était déjà plus la situation d’avant 1914, quand une part importante de la population rurale ne parlait que le breton. Mais l’effondrement linguistique, indissociable de la « modernisation » – le terme est important -, n’avait pas encore eu lieu. Aujourd’hui, il est devenu exceptionnel, en dehors de quelques lieux militants, d’entendre parler breton. Impossible en revanche, entre février et octobre, de ne pas entendre à de nombreuses reprises la pétarade des engins de jardin, que ce soit entre les mains des particuliers ou celles des professionnels du poussage de tondeuse, artisans, auto-entrepreneurs ou agents des services techniques des collectivités (on hésite dans tous ces cas à parler de « jardiniers », le poussage de tondeuse ne nécessitant guère de connaissance des végétaux, du sol et de leur écologie). Continuer la lecture

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Présentiel

Je reproduis ci-dessous, en le développant légèrement, un commentaire que j’ai posté sur l’excellent blog Gaïa Universitas :

À entendre et voir fonctionner (surtout) nombre de mes collègues, j’en retire l’impression que pour la plus grande partie d’entre eux, l’essence même de l’université, c’est le trio cours en amphi (bondés) – bachotage – examen terminal (dans les mêmes amphis, forcément bondés) 2. J’en viens à me demander à quoi sert une telle concentration de bac + 8 minimum si c’est pour être incapable d’inventer autre chose que ce modèle qui date de plusieurs décennies (voir déjà ce qu’écrivait Raymond Aron à ce sujet en… juillet 1968). La crise sanitaire, qui nous a obligés à improviser dans l’urgence quelques solutions « distancielles », aurait dû être mise à profit pour concevoir l’université de demain, qui à mon avis sera nécessairement hybride. Mais il n’en a rien été, à quelques rares exceptions près. Depuis septembre dernier, le seul mot d’ordre, pour les enseignements comme pour les réunions, c’est « présentiel, présentiel, présentiel, présentiel ! ». Un minimum d’observation permet pourtant de constater qu’il est possible d’être physiquement « présent » (dans un amphi par exemple) tout en étant socialement et mentalement « distant » : parce qu’il existe une distance sociale entre profs et étudiants, ou parce que le cours est soporifique, ou encore que le wifi invite à la distraction en permettant de se connecter à Netflix – chez nous ce n’est plus possible car la DSI avait repéré que ça occupait 15 % de la bande passante et en a bloqué l’accès via le wifi du campus en septembre 2020 (clic), mais c’est bien la preuve que ça servait aussi à cela. Mais j’ai aussi des témoignages crédibles, datant d’avant la crise sanitaire, au sujet d’étudiants de STAPS matant du porno pendant les cours (la collègue qui me rapportait cette histoire avait quand même exigé qu’ils coupent le son) ou d’étudiants en histoire jouant entre eux à des jeux en ligne, en TD, pendant que leurs camarades ânonnaient leurs exposés… Continuer la lecture

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